Confession d’un enfant de l’ENPA

Montréal, le 16 novembre 2007

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            Je faisais partie de la promotion 55-59 et, en 57/58, passais en TM1. C’était du temps où l’on empruntait, tout juste sorti de l’enfance, le couloir initiatique sensé nous conduire droit vers notre existence d’adulte. Quatre à cinq ans, plus pour d’autres, c’est une tranche de vie capitale. L’on dit que dès la naissance tout se joue avant cinq ans, mais ceux qui sont passés par l’ENPA savent que tout se décide entre 15 et 20 ans. Je suis bien placé pour le savoir...
            Un « incident » administratif, ou une flagrante malveillance, lors de mon examen du Bac Technique Mathématiques à la Faculté d’Alger, m’avait tellement ébranlé qu’à ce malheur quelque chose fut bon. Le choc qui en résulta eut pour effet de m’écoeurer à jamais des études que j’entreprenais et d’agir sur mon esprit comme un coup de matraque qui déboussolerait  n’importe quel jeune homme de bonne famille, tranquille et studieux. Ce fut ainsi qu’un beau matin, au tout début de la rentrée scolaire 1958 je décidais de ne plus me mentir et de donner libre cours à ma vocation secrète, la mise en scène de cinéma.  Ce fut comme un lâché de colombes captives, lorsque j’entrepris de saborder mon début d’année de TM2, cette classe menant aux niveaux supérieurs pour accéder ensuite à l’une des carrières en aéronautique.
            C’était plus qu’un incident, c’était une tragédie. Aujourd’hui, si une telle injustice devait se produire, les parents de l’infortuné élève monteraient au créneau et les médias en parleraient dans tout le pays. Je m’en souviens comme, si c’était hier, sachant fort bien que revivre cette histoire m’en donnera des palpitations... Les épreuves du bac, cette année-là, étaient particulièrement faciles et la direction de l’ENPA, Monsieur Pauchet, le Directeur des études en tête, pouvait s’enorgueillir de rééditer l’exploit qui faisait sa réputation : chaque année, 30 présentés au bac, 30 réussites. Mais voilà que, cette année-là, je fus le seul à ne pas l’obtenir. Je pleurais toutes les larmes de mon corps, rentrais au pensionnat, penaud, honteux, dévasté. Et pour cause, j’avais complètement et parfaitement répondu à toutes les épreuves écrites, sans exception, et j’étais persuadé que mes notes se situeraient entre 15 et 20/20. La mort dans l’âme, tremblant de tous mes membres, j’allais voir Monsieur Pauchet et lui faisais part du mystère de mon infortune. Je lui demandais d’intervenir, de vérifier mes copies, etc... Et il me répondit, mot pour mot : « Voyons, voyons, Monsieur Lévy, les correcteurs sont des professeurs chevronnés et vous vous montez la tête. La vérité est que vous n’étiez pas assez bon élève pour la classe de TM. Je m’étais opposé à votre passage, mais, le conseil des professeurs ayant voté en votre faveur, je me suis incliné. Votre échec prouve que j’avais raison ».
            Avec le recul -j’étais alors trop innocent et naïf pour m’en rendre compte- un authentique miracle eut lieu... Le week-end suivant, je me rendais à Alger, au 13 rue du Soudan, dans l’appartement que mes parents avaient quitté pour s’installer en France. Quelques maisons plus loin, vivait un jeune étudiant qui, l’été, travaillait en qualité de commis à la Faculté d’Alger de la rue Michelet, là où les examens du bac se déroulaient. Il avait une sorte d’estime et d’admiration pour moi car je lui donnais de temps à autre des cours de maths et de français. Je lui fis part de ma déveine. Il me crut sur parole et parvint à fouiller dans les dossiers pour découvrir que j’avais eu une note éliminatoire, un zéro ! Qui plus était, en physique ! L’épreuve comportait 4 questions, une par page de double feuille. J’y avais répondu, haut la main, et, vérification faite entre copains, à l’issue de l’interrogation... sans erreur aucune. Un 0, au lieu d’un 20, c’était du sabotage à l’état pur. Un jour plus tard, mon valeureux petit copain vient me voir avec le dossier complet de mes épreuves. Je n’en crus pas mes yeux : mon devoir de physique avait la note 15/20 (le correcteur n’ayant pas jugé utile d’aller jusqu’à la 4ème page pour y lire la 4ème réponse, juste elle aussi et qui m’aurait fait obtenir en tout un 20/20). Je n’en avais pas dormi de la nuit, et comptais les heures puis les minutes qui me feraient frapper à la porte du Saint des Saints, celle du bureau de la direction. Monsieur Pauchet ne fut pas pour autant plus compatissant à mon égard. Le défi que lui lançait un enfant de 17 ans était trop inouï pour ne pas le relever. Bien que sceptique, il s’enquit auprès du recteur de la Faculté d’Alger et... j’eus ce satané baccalauréat.

            Mais au lieu de m’en réjouir, j’en ressentais une sorte d’amertume grandissante, envahissante. Les études avaient désormais un goût de fiel que j’annihilais par des fantasmes de films que je réaliserais un jour... Et j’oeuvrais systématiquement et rapidement pour me faire renvoyer de l’école.
            Avertissements, colles, blâmes, conseil de discipline, se succédèrent à un rythme effréné. Un bras de fer s’engagea entre la Surveillance Général en son capitaine Mandrillon et moi, l’élève Lévy, le jeune homme effacé et timide. Et le vainqueur, ce fut moi, puisque je parvenais à mes fins... Je souriais en mon for intérieur, lorsque Mandrillon me dit en guise d’adieu et d’un air navré :  « Lévy, la Surveillance Générale ne peut pas perdre », croyant que mon renvoi me désolait.
            Durant l’affrontement, je me confiais à un ou deux élèves, à Téclès qu’on surnommait le Grec, tant pour la consonance de son nom que pour sa carrure et son profil, et à Calvet mon plus proche complice et ami. Je les revois recueillir ma confession, m’écoutant rêver tout haut de cinéma et de scénarios, l’air perplexe... Je voguais déjà en direction d’une autre planète. Mes professeurs, apprenant mon renvoi pour cause d’indiscipline, n’en crurent pas leurs oreilles, notamment Monsieur Haurie le professeur de mathématiques : « Lévy ? Mais il ne bronche pas  ! » s’exclama-t-il, ainsi que me le rapporta Téclès.
            Cependant,  sans ces quatre années à l’ENPA, je ne serais pas celui que je suis aujourd’hui, si riche d’émotions, d’échecs et de réussites, de désillusions et de rêves réalisés. Je me laisserais même aller à chanter « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien... », dans la rétrospective de mon parcours tant professionnel que social.
            Été 64 ou 65, quelques copains de classes retracés à Paris, versés alors dans la météo, assistèrent à une projection de mon premier court métrage, La jeune fille et la ville. Je ne me souviens pas quelle fut leur réaction. Peu de temps après, je jetais les bobines à la poubelle, tant je trouvais ce film mièvre et maladroit. Il y avait Oualid, Téclès, et un autre dont le nom comportait un U. (Je crois qu’il avait mis sa petite amie enceinte, alors qu’il était encore étudiant à l’ENPA, et qu’il dût se marier durant son cycle d’études).
            Je fais souvent le même rêve, celui de me retrouver en pleine classe de TM1, après une absence de plusieurs décennies... Les élèves me regardent avec des yeux étonnés, dubitatifs et je me mets en devoir de leur raconter mon itinéraire, comme si le temps s’était rétréci, selon la loi de la relativité : l’armée, Paris, Bruxelles, la Californie, le Canada, quelques accidents de voiture, des films, mon mariage, deux enfants. Il va sans dire que ce rêve n’est autre que l’aveu de quelque regret d’avoir déserté l’ENPA.
            Alors voici, pêle-mêle, les fabuleux personnages qui composent la fresque vivante de mes souvenirs, tels qu’ils se présentent à ma mémoire et pas nécessairement dans un ordre chronologique. Mes lecteurs excuseront les erreurs ou la confusion de noms ; peut-être les rectifieront-ils.
            Oui... il y avait ces parties de billes, mais aussi un sport que j’avais initié un jour au retour d’un week-end avec une balle de mousse. C’était en première année et, avec un élève, nous jouions au « squash » sans le savoir, contre le mur extérieur de notre salle de classe. Cela se propagea comme une traînée de poudre. La Surveillance Générale, au début hostile, devait permettre ce nouveau sport qui nous occupait intensément durant les récréations, jusqu’à engendrer des tournois inter classe.
            Nous étions revêtus de blouses bleues qui descendaient jusqu’aux genoux, comme des jupettes, ou grises, plus austères. C’était le règlement...
            Ah, Madame Abdelslam, le prof de français, et l’un de ses sujets de dissertation : « Vous ouvrez votre casier et une dispute s’élève entre vos livres. Décrivez. » (Il m’arrive encore de proposer ce sujet à mes neveux et nièces. Ils s’en régalent. Merci, Madame Abdelslam). Nous l’appelions Poupée, parce qu’elle était frêle. Elle me faisait personnellement penser à Olive, la femme de Popeye. Je me souviens de ses gros pulls de laine, de ses grosses lunettes d’écaille et de l’une de ses jupes en forme de kilt écossais fermé par une grosse épingle à nourrice.
            Le professeur d’anglais, Monsieur Lamoine, nous raconta un jour les frasques de ses jeunes enfants mâles, lorsque ses voisins se plaignaient de leur conduite :  « Moi, je lâche mes coqs, gardez vos poules ». Il était tour à tour familier, distant et revêche. Et son « Take a sheet of paper », alors qu’il n’avait pas encore posé son gros cartable de cuir élimé sur son bureau, résonnait comme un coup de semonce. Un jour, lors d’une interrogation orale, l’un des nôtres, le timide Matéo répondit :  « I know not » ; il se vit immédiatement cloué sur sa chaise par la voix impitoyable du professeur lui assénant un violent You know not ? Zero ! Tout le monde se souvient du pantalon de Lamoine, ceinturé sous son bide, et de ses costumes à la propreté douteuse.
            Nous avions régulièrement, en guise d’enseignants intérims, des maîtres internat, ces pions qui nous surveillaient avec plus ou moins de rigueur. C’était leur consigne. Mais quelques-uns avaient l’avertissement facile. Dont le jeune moniteur de gymnastique. Je revois son visage blond, peut-être roux. S’appelait-il Leroux où est-ce ma mémoire défaillante qui le gratifierait de cette couleur ?
            Et Vial, cet autre pion qui, je crois, avait fini d’être engagé comme professeur de chimie à temps plein. Il affectionnait un leitmotiv : « Hein, c’est vu, pour ceux qui veulent passer en TM, souvenez-vous : l’or et le platine, pas d’attaque (d’acides sur les métaux) ». J’ai collé cette phrase à toute ma famille, frères et sœurs, neveux et nièces... une sorte de mot de passe, entre nous.
            Le bizutage fut pratiquement proscrit. Mandrillon l’interdisait à juste raison. Tout au plus, mesurer la cour avec une allumette ou autres épreuves anodines. Ah, Mandrillon et sa bicyclette, une cigarette roulée aux lèvres, quelquefois la pipe en bouche. Les élèves d’origine espagnole l’appelait Lobo. Mais Mandrake lui allait comme un gant. Partout et nulle part à la fois, tel le magicien de la fameuse bande dessinée. Qu’il pleuve, vente ou non, premier levé, dernier couché, il était là où on l’attendait le moins. Ses incursions, il les partageait avec son adjoint Garcia à la fine moustache, redoutable par son côté sournois. Il fallait se réveiller dès la sonnerie de sirène, à 6 heures. Mandrake allait jusqu’à placer sa main froide sur le front de celui qu’il soupçonnait d’avoir paressé au lit... Et malheur à celui qui l’avait chaud, à 6 h ¼. Il semait ses avertissements à tous vents.
            Depuis l’aquarium, le quartier général vitré de la Surveillance Générale, surmonté de deux haut-parleurs, il prenait plaisir à souffler dans son micro avant de lancer ses annonces : On demande Untel à la Surveillance Générale, je répète, on demande Untel à la Surveillance Générale. Le soir, en période d’étude, entre 19 et 21 heures, il n’était pas rare qu’il passât de classe en classe, afin de nous informer de quelque chose d’important, par exemple le renvoi d’un élève pour une faute grave. Je me souviens de ce pauvre Giordano qui planta sa fourchette dans la joue d’un élève qui l’avait excédé au point de lui faire perdre son contrôle. Cela s’était passé à ma table... En d’autres circonstances, Mandrillon, moraliste, citait un vers de Victor Hugo ou Le crapaud, l’âne, et les enfants... de La Fontaine.
            Je revois le professeur de chimie, Tonton Molécule, avec son crâne rasé et luisant comme une boule de billard, et Cricri le professeur de dessin industriel, à l’humeur imprévisible, tantôt intransigeant, tantôt poussant l’indulgence jusqu’à la naïveté... Et cet autre professeur de dessin, qui avait fait les Etats-Unis et qui nous disait combien les salaires des ingénieurs, là-bas, étaient faramineux. Mais personne ne lui avait demandé pourquoi il était venu échouer dans un bled perdu comme Alger, ou Cap Matifou. Il arrivait à l’ENPA dans une voiture imposante, à l’américaine... Ou bien, était-ce un autre prof, de petite taille qui émergeait chaque matin d’une voiture surdimensionnée ?
            Et Madame Haurie, la prof de physique, si douce, si gentille et élégante. On murmurait que j’étais son « chouchou », simplement parce que lorsqu’elle m’interrogeait il devait y avoir une certaine tendresse dans sa voix. N’était-elle pas mère ?
            Et le prof de maths, Tramu, dont le fils faisait partie de ma classe. Il fumait énormément et toussait en cours, toujours bien costumé et avec quelque chose d’Eddie Constantine. Hélas, il n’apparut pas une rentrée scolaire parce qu’il décédait au cours de l’été. Tout comme un moniteur d’atelier qui s’électrocuta au cours des travaux d’électricité de sa maison.
            Et ce professeur d’histoire géographie qui, lui aussi et quelques années plus tard, ne revint plus... et qui fut remplacé par un jeune enseignant du nom de Angelleli, dont je m’empresserai d’acquérir son livre, Une guerre au couteau.
            Monsieur Trainard, ah Monsieur Trainard, le professeur de français, avec son air aristocrate et son fume cigarette. Il donnait l’impression d’un homme pas très en santé, sortant souvent un mouchoir bien plié pour s’essuyer les lèvres. Je l’admirais secrètement, pour son érudition... Longtemps après, je le rencontrais par hasard à Paris, en 63 je crois, à la Place des Vosges, lorsque l’Algérie Française avait cessé de l’être. Suprême honneur, il m’invita à prendre un pot dans un salon de thé. Et là, je lui révélais pourquoi je fus renvoyé de l’ENPA et le mettais au courant de ma vocation pour le cinéma. Je lui parlais alors des différents genres et quand je mis le western sur le plateau de notre discussion, il s’offusqua. J’avais osé lui dire que certains films avaient la teneur et la rigueur des tragédies grecques, quand lui n’y voyait que des poursuites débridées de cow-boys échangeant des coups de revolver aux balles inépuisables. Je venais de voir « L’homme qui tua Liberty Valance », avec John Wayne, James Steward et l’ineffable Lee Marwin, et me proposais d’illustrer mon propos. Il me prit au mot et nous allâmes sur le champ voir ce film. Mon cœur battait la chamade... En fin de projection, il n’en crut pas ses yeux et fut complètement conquis. Je lui citais d’autres westerns à ne pas manquer qu’il nota soigneusement dans son calepin. Et c’est ainsi que l’élève apprenait au professeur quelque chose qu’il ignorait.
            Et Madame Pauchet, qu’on surnommait Libellule, bien qu’elle n’en avait pas du tout l’allure. C’est parce qu’en  marchant, juchée sur ses talons aiguilles, elle se voulait légère, comme si elle avait la faculté de s’envoler grâce à ses bras qu’elle balançaient comme des ailes. Et Madame Salerno, à l’infirmerie, avec sa voix de fumeuse invétérée... Et le coiffeur,  dont le salon était niché sous la structure de l’amphithéâtre. Et Néné, le concierge, qui se mêlait aux élèves pour jouer au foot... Il tenait un kiosque de sandwichs et de boissons, juste à l’entrée de l’internat. Il fallait être nanti pour se payer  chaque jour un coca-cola, un orangina, un sandwich ou une pâtisserie... On ne mangeait pas vraiment à sa faim à l’ENPA. Qui se souvient du chahut « Nous avons faim... Nous avons faim... » ? Tout le réfectoire s’était mis un jour à chantonner cette plainte en chœur. Plusieurs centaines de voix, c’était impressionnant. Les maîtres d’internat durent faire appel à Mandrillon qui nous délivra un speech de son cru : à l’ENPA, la nourriture n’était pas abondante ni savoureuse, mais les études qu’on y dispensait  compensaient cette lacune. On augmenta la ration de pain, ou ce fut alors que les petits pains au chocolat firent leur apparition, chaque matin à la récréation de 10 heures, sans saveur et dans leur plus simple expression. Je me souviens m’être offusqué d’avoir trouvé une mouche dans ma ration de Hachis Parmentier. Le chef de table en haussa les épaules. Je le défiai d’échanger ma portion et de manger la mouche. Nous pariâmes 500 francs d’alors. Sans hésiter une seconde il ouvrit la bouche et avala d’un trait la cuillérée de purée avec la mouche. L’insecte me coûta très cher.
            En première année, il y eut L...... qui nous gratifiait de projections de diapositives... Des bouches, jalouses de son aisance matérielle et de ses belles manières, le surnommaient La lèche... Bayle, très doué dans ses caricatures de professeurs, se rongeait les ongles jusqu’au sang. Gobinot, avec sa tête de bébé mal léché et ses sauts périlleux dont un pris en plein mouvement avec mon appareil photo... Et cette frénésie de fumer dès la deuxième année parce que c’était permis et dans laquelle je n’entrais pas. Cuomo, très bon en dessin, Nadal qui me jalousait d’être très copain avec Pastor le corse, comme s’il le voulait à lui seul. Pastor dont la nonchalance corse coulait dans ses veines... Nous avions pris le même bateau,  le Ville d’Oran ou le Ville d’Alger, lors d’une rentrée scolaire, dans la cale bien entendu... Il me montra comment transformer une chaise longue en couche confortable et parfaitement horizontale : en fixant une extrémité, avec sa ceinture, à la rampe, et en plaçant l’autre extrémité sur sa valise à plat.
            Et Caddéo, que l’on surnommait Nimbus, avec sa tête de prof lunetté. Auger, le surdoué. Cuomo encore, et ses cheveux de geai, plaqués et bien coiffés. Baptiste, et sa coupe en brosse, qui était mon voisin de pupitre.
            Pauvre M...... Les copains lui avaient concocté un sale coup, avec la complicité de la jolie cousine d’un élève. A deux ou trois, ils s’étaient mis à lui écrire des lettres d’amour enflammées, photo à l’appui, comme si elles émanaient de la jeune fille. Et on le voyait transfiguré de félicité. A 17ans, quoi de plus naturel ? Il allait et venait, dans la cour du pensionnat, son béret de curé sur la tête, à se nourrir de la prose que son inconnue lui envoyait et à laquelle il répondait de ses plus belles expressions telle que, si je me souviens bien, une phrase se terminant par votre sourire éphémère... Les complices recevaient le courrier de M..... que leur renvoyait la cousine, et ils s’isolaient pour en prendre connaissance et se tordre de rire... C’était méchant... Il m’arrivait d’en rire moi aussi, mais j’avais honte d’avoir ri. Un dimanche, ce pauvre gaillard se rendit au rendez-vous que lui avait fixé sa dulcinée, sur les marches de  la Grande Poste d’Alger, me semble-t-il. Les farceurs, cachés en amont, mataient l’amoureux transi attendant des heures et des heures, inutilement, jusqu’à celle du retour en autocar pour l’internat. Voir un adolescent, le lundi, la gorge nouée de chagrin et de honte, blessé dans son amour propre et son honneur, était quelque chose de pitoyable. Avait-il compris qu’il avait été victime d’une machination ? D’autres noms surgissent de ma mémoire : Laurendeau, Noguera, Molina, Motta...
            Et Petit, ah, Petit, si inventif, si malin, spécialiste en sobriquets ! Je crois que c’est lui qui attribua le nom de Libellule à Madame Pauchet. Blond, les cheveux en épis, petits yeux bleus perçants, rougeaud, l’on ne trouvait rien à redire de son tic d’enfant : le même pouce toujours enfoncé dans la bouche, tandis que de son autre main il triturait la même mèche de cheveux qui lui pointait au sommet du crâne. A tel point que jamais doigt d’une main ne pourrait être aussi propre, aussi délavée et trempée. Une nuit, au dortoir, lors d’une partie de « vidage de lit » dont je fus l’une des victimes, j’eu le réflexe de rebondir du sol pour essayer de repérer l’un des plaisantins avant qu’ils ne disparaissent dans le noir... En contre-jour, et grâce au clair de lune perçant à travers une fenêtre sans rideau, je reconnus la silhouette de Petit, en ombre chinoise. Impossible de s’y méprendre, c’était lui, avec son pouce fourré dans la bouche et l’autre main triturant sa mèche de cheveux. J’allais droit sur son lit et le secouais vivement jusqu’à défaire son lit. Lui, jouant l’innocence et l’étonnement, se plaignit d’avoir été injustement réveillé ! Il n’était pas rare que des batailles à coups de polochon aient lieue. J’étais aussi le coiffeur de quelques uns. Une paire ciseaux et un peigne... ce n’était pas toujours réussi, mais ça économisait le prix d’une coupe avec lequel on pouvait se payer une boisson et un sandwich, le lendemain.
            Et les lits en portefeuille... Chaque soir, on faisait son lit car le matin, le défaire, plier les draps et les couvertures au carré était une obligation. Nous étions une bonne trentaine par aile de dortoir en forme de L... Le temps d’aller aux toilettes ou à l’abreuvoir, cette rangée de lavabos à eau froide, quatre mains expertes pliaient en moins d’une minute le drap du dessous, replaçait la couverture du dessus de telle sorte qu’au retour, voulant se glisser dans ses draps, on ne pouvait y entrer qu’à moitié... Et il fallait tout défaire et refaire son lit. Les plus avisés ne préparaient leur couche qu’au dernier moment... On se livrait à des expériences quelque peu métaphysiques, par exemple accélérer le rythme de la respiration d’un ronfleur, en frappant avec le plat d’une pantoufle sur le carrelage, de plus en plus vite, afin d’influencer la respiration du ronfleur laquelle était censée augmenter jusqu’à la suffocation... Et l’eau, goutte à goutte, qui tombait d’une boite en fer percée, suspendue au dessus du visage d’un dormeur... Souvent, nous nous racontions des histoires durant des heures, dans le noir, au grand dam de ceux qui, épuisés de rires, voulaient s’endormir...
            Il m’a rarement été donné de contempler un sourire aussi éclatant, d’observer quelqu’un d’aussi bien dans sa peau et heureux de vivre que Sanchez. Cet élève aurait volontiers parlé plus l’espagnol que le français. Mira... Mira... Vif comme l’éclair, léger comme un oiseau il nous gratifiait de ses acrobaties, de ses redressements sur ses jambes, dos à terre. Je ne peux m’en souvenir qu’avec son sourire permanent, jusqu’aux oreilles, ses cheveux noirs en bataille. Il ne marchait pas, il courait, courait sans cesse, avec sa blouse bleue qui battait au vent et le faisait ressembler à un aigle. Un jour quelqu’un lui fit remarquer qu’il ressemblait à un arabe. Cela ne lui plut pas. Il utilisait alors sa souplesse de félin pour décerner des tapes et des coups de pied sans jamais rater sa cible, à qui l’appelait l’arabe. On cessa de l’appeler l’arabe mais on utilisa un dérivé pour le taquiner sans enfreindre sa loi. On trouva un subterfuge, celui de chanter il était un petit narabe, il était un petit narabe, sur l’air de Il était un petit navire... Erreur et échec total. Il fusait, toutes jambes et tous bras déployés pour nous arroser de ses taloches. Alors, on supprima les paroles et ne chanta que l’air du petit navire... Idem, cette diversion ne fut pas efficace : Sanchez fonçait sur quiconque murmurait la rengaine interdite. Ultime recours : Sanchez, Sanchez ! l’appelait-on de très loin... Il se retournait... On agitait seulement l’index... mais qui battait la mesure de il était un petit navire... Et il accourait sur ses chapeaux de roue. Ses coups ne faisaient jamais mal. Le visage épanoui, il respirait la joie de vivre, l’aisance, la bonne humeur et la santé.
            Quant à mon copain d’atelier, Hardy, lui  qui se lamentait d’avoir réussi au concours d’entrée à l’ENPA, il s’ennuyait et peinait à en mourir. Il n’y trouvait de répit qu’en chantant partout et quand il pouvait : du Bécaud, de l’Aznavour, du Mariano surtout... Un 1er octobre, il ne revint plus au pensionnat. Je ne devais le revoir que par hasard, quelques années plus tard à Oran, cette ville dont il s’enorgueillissait tant. Je le croisais sur la rue d’Arzew, durant ma période de service militaire. Il m’embrassa, m’entoura affectueusement de ses bras, me montra son Pressing, m’apprit qu’il s’était marié, qu’il avait un enfant et me donna, en grand frère, un billet de 500 francs...  Un 2ème classe, dans l’armée française, ça ne gagnait tout juste de quoi se payer une glace et un sachet de cacahuètes, ses jours de sortie.
            Linarès était mon voisin de lit... Nous étions alignés par ordre alphabétique dans les dortoirs. En chemin, vers les ateliers, nous passions en rang par deux devant le verger du pensionnat. Calvet et moi, nous nous esquivions, pénétrions dans le bouquet d’arbres et remplissions nos poches de nèfles ou d’autres fruits de saison.
            Qui n’avait pas son sac Lafuma, le Lundi matin au retour du week-end, chargés de provisions pour palier à la maigre pitance de toute la semaine.
            Et ce maître d’internat avec son collier et ses yeux bleus, que j’avais surnommé Ulysse parce que je lui trouvais une ressemblance avec Kirk Douglas dans le film Ulysse.
            Nous connaissions ces longues journées d’été qui n’en finissaient plus, et ces hivers humides et pluvieux, et ces rassemblements sous le préau, et ces déplacements disciplinés, et ce cercle où l’on pouvait jouer au ping-foot, s’asseoir, consulter une revue, ou jouer au billard, me semble-t-il... Il y avait une salle de cinéma, un club de photo. Je ne me souviens plus s’il y avait une bibliothèque. Oui, probablement. Mandrillon n’autorisait pas la barbe, le collier, le bouc ou la moustache, si nous n’avions pas commencé l’année avec.
            Il y avait un élève de classe supérieure qui jouait de la clarinette, avant l’heure du souper. Nous nous agglutinions dans une petite salle, attenante à la Surveillance Générale, et qui servait de salle d’études d’appoint. Il interprétait du Sydney Bechet et c’est ainsi que Petite fleur s’insinua dans les cœurs de beaucoup. Le jeune musicien était blond, la peau rose et avait les yeux humides... Sa musique nous laissait rêveurs et nostalgiques. Il y avait des tristesses secrètes, quand une lettre de petite amie n’arrivait pas, ou une rupture était signifiée...
            Une fois par semaine, le directeur Général, Monsieur Malaterre invitait à sa table, et à tour de rôle, une dizaine de nouveaux élèves. Parmi les convives se trouvaient aussi les redoutés Mandrillon et Garcia. Ainsi que le directeur des études, Pauchet, et celui de ateliers, Longhi. Durant une heure ou plus, nous nous sentions anoblis. La table était bien servie, comme au repas de Noël, le seul où nous étions nourris et traités princièrement.
            Quarante-huit heures de cours, dix-huit heures d’études ! Je me demande, aujourd’hui, où est-ce que nous trouvions le temps de tant de « passe-temps » ? Mystère et magie de la jeunesse confinée dans un camp. Je crois que c’était grâce aux grands espaces de l’internat. Oui, à l’ENPA, l’espace ne manquait pas. Les dimanches et en période de petites vacances, le site exhalait un air de vacances. Il se revêtait tout entier d’un esprit de convivialité. Réveil à 7 ou 8 heures, flanage au lit permis, on allait et venait à sa guise dans le campus. Le ciel était plus bleu, la verdure plus verte, et les fleurs plus jolies. Mandrillon et Garcia avaient mis de côté leur masque d’adjudant... jusqu’au lundi matin.
            Je ne sais qui était l’initiateur, en classe, de cette technique chirurgicale qui consistait à introduire dans l’abdomen d’une mouche un fil porte drapeau, pour ensuite la lâcher dans les airs. Et elles volaient, les braves bestioles. Étions-nous, oui ou non dans une école de l’air ? Et cet élève de TM, filiforme, ambidextre, qui, au centre du tableau, commençait à écrire de la main gauche puis continuait de la main droite, sans avoir à se déplacer sur l’estrade. Nous nous esclaffions. Il était bon, très bon en sport, au hand-ball je crois. Moi, j’étais archi nul dans tous les sports, sauf (miracle) une certaine prédisposition au saut à la perche vite gâchée par un manque d’intérêt.
            Lorsqu’un maître d’internat ou un professeur montrait trop de zèle dans ses fonctions, nous accédions à son désir au delà de ses espérances en lui offrant le silence qu’il réclamait : un chahut blanc.  Nous nous passions le mot pour que la classe baignât dans un silence de mort : pas un seul bruit de livre qui se ferme, de crayon qui se pose, de mouvement quelconque. Nous nous appliquions à proscrire tout ce qui pouvait engendrer le moindre son. En fins psychologues,  nous savions que cela provoquerait une gêne insupportable sur le pion ou le prof. Ils levaient la tête, perturbés, et s’étonnaient
de voir une trentaine d’élèves sages comme des images. Alors, ils se rendaient compte que la rumeur d’une salle de classe était l’expression même de la vie.
            Et cet élève qui, pris d’un hoquet persistant, demanda à aller boire à la fontaine du préau. Une fois sorti, l’un de nous suggéra à notre professeur de français, Trainard, un remède infaillible : le choc psychologique. Revenu en classe, l’élève ne s’était pas débarrassé pour autant de son hoquet. Monsieur Trainard improvisa une remontrance, en y mettant une bonne dose d’indignation. Et cela fonctionna, le hoquet disparut sur le champ, nos rires éclatèrent, tout comme celui du professeur  pourtant enclin à la réserve.
            Je revois également le garde champêtre vigile, avec son mouchard en bandoulière, sillonnant le campus à bord de son vélo. Je crois que son fils s’intégrait quelquefois dans l’une ou l’autre des équipes de foot de l’ENPA et que lui-même arbitrait les tournois.
            Il y eut aussi l’ère des fusées. On en confectionnait, d’abord avec un tube d’aspirine propulsé par moult soufre extrait d’autant d’allumettes que nécessaires... Et puis nos ambitions devinrent de plus en plus grandes, nos engins s’élevaient de plus en plus haut, de plus en plus dangereusement jusqu’à ce que Mandrillon y mette fin...
            Dans ma classe, je ne sais plus en quelle année, un élève avait confectionné des essuie-glaces  manuels miniatures pour l’un de nous qui, probablement, ne nettoyait pas ses lunettes de vue. Et ils fonctionnaient !
            Je me souviens fort bien du prof de français Laporte, sympathique et décontracté. Je crois même qu’il prononçait les « oui » ui...
            Se rendait-on seulement compte que le printemps et l’approche de l’été remplissaient l’air et le ciel d’une saveur toute spéciale, avec ces espaces verts parsemés de saules pleureurs et de parterres fleuris ? Au départ des grandes vacances, chacun avait sa valise métallique, en bois ou en carton ; les fins de semaine c’était pour la plupart un sac Lafuma. Le mien était bleu.
            Et la quille, cet objet de culte pour les élèves de classe terminale et qui prenaient à leur compte ce symbole de libération chez les militaires. Tournées dans les ateliers, elles étaient de tailles différentes, en aluminium, en cuivre ou en laiton, polies comme l’argent ou l’or, portées au cou comme un précieux talisman. Quant à nous, qui avions encore plusieurs années d’études à honorer, nous nous contentions de célébrer l’approche des vacances en inscrivant sur le tableau le nombre de jours qui nous en séparait. Chaque matin, le nombre décroissait : 26 au jus, 25 au jus, 24 au jus. Et quant venait le 1 au jus, c’était un débordement de joie.
            Je dus être isolé à l’infirmerie pour une conjonctivite, plus d’une semaine. Madame Salerno, avec ses cheveux gris, laqués comme une perruque, sa voix rauque et ses roulements de « r », avait le teint tabac. Rien d’étonnant, elle fumait comme un pompier et parlait crûment, histoire d’imposer d’emblée son autorité.

            Voilà, je pense avoir fini mon évocation, mon voyage dans le passé. Merci à Pierre Arnac de m’avoir déniché sur le site de mon roman, L’homme qui voulait changer le monde. C’est ainsi que j’ai découvert que mon professeur de physique, Madame Gabrielle Haurie, avait émigré au Canada, à Montréal, elle et son mari le professeur de maths. J’ai contacté, voici moins d’une semaine, son fils Philippe, et nous sommes allés la voir dans une résidence de personnes âgées, un véritable palace. Ah, mes amis, quelle émotion, de superposer sur son visage encore extraordinairement préservé par le temps, celui que je connaissais d’elle dans l’amphithéâtre aux tableaux verts, quand elle dispensait ses cours, en blouse blanche ou peut-être bleue. Vous la verrez en photo et vous conviendrez avec moi qu’elle se ressemble encore, à 95 ans, contrairement à nous tous qui n’avons plus le même visage. Sa belle fille, Ginette, m’a demandé d’écrire à ce sujet quelques lignes pour le journal interne de la résidence « Place Kensington ». Je le ferai après avoir rédigé cette confession d’un enfant de l’ENPA des années 56 à 60 et les y ajouterai...
            Mes amis, nous avons été les moissons des années d’or et de lumière de l’ENPA, cette institution tirée au cordeau et somme toute exceptionnelle. Nous avons été forgés, chacun différemment, durant cette période de notre existence et qui a fait de nous ce que nous sommes... Bien que j’ai écrit, pour l’avoir éprouvé, que « La seule seconde qui soit éternelle est celle du moment présent et le seul lieu réel, celui où l’on se trouve », je puis écrire grâce à Madame Haurie que certains souvenirs ont la vertu d’effacer le temps qui nous en sépare.

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