|              Je  faisais partie de la promotion 55-59 et, en 57/58, passais en TM1. C’était du  temps où l’on empruntait, tout juste sorti de l’enfance, le couloir initiatique  sensé nous conduire droit vers notre existence d’adulte. Quatre à cinq ans,  plus pour d’autres, c’est une tranche de vie capitale. L’on dit que dès la  naissance tout se joue avant cinq ans, mais ceux qui sont passés par l’ENPA  savent que tout se décide entre 15 et 20 ans. Je suis bien placé pour le  savoir...
 Un  « incident » administratif, ou une flagrante malveillance, lors de  mon examen du Bac Technique Mathématiques à la Faculté d’Alger, m’avait  tellement ébranlé qu’à ce malheur quelque chose fut bon. Le choc qui en résulta  eut pour effet de m’écoeurer à jamais des études que j’entreprenais et d’agir  sur mon esprit comme un coup de matraque qui déboussolerait  n’importe quel jeune homme de bonne famille,  tranquille et studieux. Ce fut ainsi qu’un beau matin, au tout début de la  rentrée scolaire 1958 je décidais de ne plus me mentir et de donner libre cours  à ma vocation secrète, la mise en scène de cinéma.  Ce fut comme un lâché de colombes captives,  lorsque j’entrepris de saborder mon début d’année de TM2, cette classe menant  aux niveaux supérieurs pour accéder ensuite à l’une des carrières en  aéronautique.
 C’était  plus qu’un incident, c’était une tragédie. Aujourd’hui, si une telle injustice  devait se produire, les parents de l’infortuné élève monteraient au créneau et  les médias en parleraient dans tout le pays. Je m’en souviens comme, si c’était  hier, sachant fort bien que revivre cette histoire m’en donnera des  palpitations... Les épreuves du bac, cette année-là, étaient particulièrement  faciles et la direction de l’ENPA, Monsieur Pauchet, le Directeur des études en  tête, pouvait s’enorgueillir de rééditer l’exploit qui faisait sa  réputation : chaque année, 30 présentés au bac, 30 réussites. Mais voilà  que, cette année-là, je fus le seul à ne pas l’obtenir. Je pleurais toutes les  larmes de mon corps, rentrais au pensionnat, penaud, honteux, dévasté. Et pour cause, j’avais complètement et parfaitement  répondu à toutes les épreuves écrites, sans exception, et j’étais persuadé que  mes notes se situeraient entre 15 et 20/20. La mort dans l’âme, tremblant de  tous mes membres, j’allais voir Monsieur Pauchet et lui faisais part du mystère  de mon infortune. Je lui demandais d’intervenir, de vérifier mes copies, etc...  Et il me répondit, mot pour mot : « Voyons, voyons, Monsieur Lévy,  les correcteurs sont des professeurs chevronnés et vous vous montez la tête. La  vérité est que vous n’étiez pas assez bon élève pour la classe de TM. Je  m’étais opposé à votre passage, mais, le conseil des professeurs ayant voté en  votre faveur, je me suis incliné. Votre échec prouve que j’avais raison ».
 Avec  le recul -j’étais alors trop innocent et naïf pour m’en rendre compte- un  authentique miracle eut lieu... Le week-end suivant, je me rendais à Alger, au  13 rue du Soudan, dans l’appartement que mes parents avaient quitté pour  s’installer en France. Quelques maisons plus loin, vivait un jeune étudiant  qui, l’été, travaillait en qualité de commis à la Faculté d’Alger de la rue  Michelet, là où les examens du bac se déroulaient. Il avait une sorte d’estime  et d’admiration pour moi car je lui donnais de temps à autre des cours de maths  et de français. Je lui fis part de ma déveine. Il me crut sur parole et parvint  à fouiller dans les dossiers pour découvrir que j’avais eu une note  éliminatoire, un zéro ! Qui plus était, en physique ! L’épreuve  comportait 4 questions, une par page de double feuille. J’y avais répondu, haut  la main, et, vérification faite entre copains, à l’issue de l’interrogation...  sans erreur aucune. Un 0, au lieu d’un 20, c’était du sabotage à l’état pur. Un  jour plus tard, mon valeureux petit copain vient me voir avec le dossier  complet de mes épreuves. Je n’en crus pas mes yeux : mon devoir de  physique avait la note 15/20 (le correcteur n’ayant pas jugé utile d’aller  jusqu’à la 4ème page pour y lire la 4ème réponse, juste  elle aussi et qui m’aurait fait obtenir en tout un 20/20). Je n’en avais pas  dormi de la nuit, et comptais les heures puis les minutes qui me feraient  frapper à la porte du Saint des Saints, celle du bureau de la direction. Monsieur  Pauchet ne fut pas pour autant plus compatissant à mon égard. Le défi que lui  lançait un enfant de 17 ans était trop inouï pour ne pas le relever. Bien que  sceptique, il s’enquit auprès du recteur de la Faculté d’Alger et... j’eus ce  satané baccalauréat.
             Mais au lieu de m’en réjouir, j’en  ressentais une sorte d’amertume grandissante, envahissante. Les études avaient  désormais un goût de fiel que j’annihilais par des fantasmes de films que je  réaliserais un jour... Et j’oeuvrais systématiquement et rapidement pour me  faire renvoyer de l’école.Avertissements,  colles, blâmes, conseil de discipline, se succédèrent à un rythme effréné. Un  bras de fer s’engagea entre la Surveillance Général en son capitaine Mandrillon  et moi, l’élève Lévy, le jeune homme effacé et timide. Et le vainqueur, ce fut  moi, puisque je parvenais à mes fins... Je souriais en mon for intérieur,  lorsque Mandrillon me dit en guise d’adieu et d’un air navré :   « Lévy, la Surveillance Générale ne peut pas perdre », croyant que  mon renvoi me désolait.
 Durant  l’affrontement, je me confiais à un ou deux élèves, à Téclès qu’on surnommait  le Grec, tant pour la consonance de son nom que pour sa carrure et son profil,  et à Calvet mon plus proche complice et ami. Je les revois recueillir ma confession,  m’écoutant rêver tout haut de cinéma et de scénarios, l’air perplexe... Je  voguais déjà en direction d’une autre planète. Mes professeurs, apprenant mon  renvoi pour cause d’indiscipline, n’en crurent pas leurs oreilles, notamment  Monsieur Haurie le professeur de mathématiques : « Lévy ?  Mais il ne bronche pas  ! » s’exclama-t-il, ainsi que me le rapporta  Téclès.
 Cependant,  sans ces quatre années à l’ENPA, je ne serais  pas celui que je suis aujourd’hui, si riche d’émotions, d’échecs et de réussites,  de désillusions et de rêves réalisés. Je me laisserais même aller à chanter  « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien... », dans la  rétrospective de mon parcours tant professionnel que social.
 Été  64 ou 65, quelques copains de classes retracés à Paris, versés alors dans la  météo, assistèrent à une projection de mon premier court métrage, La jeune fille et la ville. Je ne me  souviens pas quelle fut leur réaction. Peu de temps après, je jetais les  bobines à la poubelle, tant je trouvais ce film mièvre et maladroit. Il y avait  Oualid, Téclès, et un autre dont le nom comportait un U. (Je crois qu’il avait  mis sa petite amie enceinte, alors qu’il était encore étudiant à l’ENPA, et  qu’il dût se marier durant son cycle d’études).
 Je  fais souvent le même rêve, celui de me retrouver en pleine classe de TM1, après  une absence de plusieurs décennies... Les élèves me regardent avec des yeux  étonnés, dubitatifs et je me mets en devoir de leur raconter mon itinéraire, comme  si le temps s’était rétréci, selon la loi de la relativité : l’armée, Paris,  Bruxelles, la Californie, le Canada, quelques accidents de voiture, des films,  mon mariage, deux enfants. Il va sans dire que ce rêve n’est autre que l’aveu  de quelque regret d’avoir déserté l’ENPA.
 Alors  voici, pêle-mêle, les fabuleux personnages qui composent la fresque vivante de  mes souvenirs, tels qu’ils se présentent à ma mémoire et pas nécessairement  dans un ordre chronologique. Mes lecteurs excuseront les erreurs ou la  confusion de noms ; peut-être les rectifieront-ils.
 Oui...  il y avait ces parties de billes, mais aussi un sport que j’avais initié un  jour au retour d’un week-end avec une balle de mousse. C’était en première  année et, avec un élève, nous jouions au « squash » sans le savoir,  contre le mur extérieur de notre salle de classe. Cela se propagea comme une  traînée de poudre. La Surveillance Générale, au début hostile, devait permettre  ce nouveau sport qui nous occupait intensément durant les récréations, jusqu’à  engendrer des tournois inter classe.
 Nous  étions revêtus de blouses bleues qui descendaient jusqu’aux genoux, comme des  jupettes, ou grises, plus austères. C’était le règlement...
 Ah,  Madame Abdelslam, le prof de français, et l’un de ses sujets de dissertation :  « Vous ouvrez votre casier et une dispute s’élève entre vos livres. Décrivez. »  (Il m’arrive encore de proposer ce sujet à mes neveux et nièces. Ils s’en  régalent. Merci, Madame Abdelslam). Nous l’appelions Poupée, parce qu’elle  était frêle. Elle me faisait personnellement penser à Olive, la femme de  Popeye. Je me souviens de ses gros pulls de laine, de ses grosses lunettes  d’écaille et de l’une de ses jupes en forme de kilt écossais fermé par une  grosse épingle à nourrice.
 Le  professeur d’anglais, Monsieur Lamoine, nous raconta un jour les frasques de  ses jeunes enfants mâles, lorsque ses voisins se plaignaient de leur  conduite :  « Moi, je lâche mes coqs, gardez vos poules ».  Il était tour à tour familier, distant et revêche. Et son « Take a sheet  of paper », alors qu’il n’avait pas encore posé son gros cartable de cuir  élimé sur son bureau, résonnait comme un coup de semonce. Un jour, lors d’une  interrogation orale, l’un des nôtres, le timide Matéo répondit :   « I know not » ; il se vit immédiatement cloué sur sa chaise par  la voix impitoyable du professeur lui assénant un violent You know not ? Zero ! Tout  le monde se souvient du pantalon de Lamoine, ceinturé sous son bide, et de ses  costumes à la propreté douteuse.
 Nous  avions régulièrement, en guise d’enseignants intérims, des maîtres internat,  ces pions qui nous surveillaient avec  plus ou moins de rigueur. C’était leur consigne. Mais quelques-uns avaient l’avertissement facile. Dont le jeune  moniteur de gymnastique. Je revois son visage blond, peut-être roux.  S’appelait-il Leroux où est-ce ma mémoire défaillante qui le gratifierait de  cette couleur ?
 Et  Vial, cet autre pion qui, je crois,  avait fini d’être engagé comme professeur de chimie à temps plein. Il  affectionnait un leitmotiv : « Hein, c’est vu, pour ceux qui veulent  passer en TM, souvenez-vous : l’or  et le platine, pas d’attaque (d’acides sur les métaux) ». J’ai collé  cette phrase à toute ma famille, frères et sœurs, neveux et nièces... une sorte  de mot de passe, entre nous.
 Le  bizutage fut pratiquement proscrit. Mandrillon l’interdisait à juste raison.  Tout au plus, mesurer la cour avec une allumette ou autres épreuves anodines.  Ah, Mandrillon et sa bicyclette, une cigarette roulée aux lèvres, quelquefois  la pipe en bouche. Les élèves d’origine espagnole l’appelait Lobo. Mais Mandrake lui allait comme un gant. Partout et nulle part à la fois,  tel le magicien de la fameuse bande dessinée. Qu’il pleuve, vente ou non,  premier levé, dernier couché, il était là où on l’attendait le moins. Ses  incursions, il les partageait avec son adjoint Garcia à la fine moustache,  redoutable par son côté sournois. Il fallait se réveiller dès la sonnerie de  sirène, à 6 heures. Mandrake allait  jusqu’à placer sa main froide sur le front de celui qu’il soupçonnait d’avoir  paressé au lit... Et malheur à celui qui l’avait chaud, à 6 h ¼. Il semait ses avertissements  à tous vents.
 Depuis  l’aquarium, le quartier général vitré de la Surveillance Générale, surmonté de  deux haut-parleurs, il prenait plaisir à souffler dans son micro avant de  lancer ses annonces : On demande  Untel à la Surveillance Générale, je répète, on demande Untel à la Surveillance  Générale. Le soir, en période d’étude, entre 19 et 21 heures, il n’était  pas rare qu’il passât de classe en classe, afin de nous informer de quelque  chose d’important, par exemple le renvoi d’un élève pour une faute grave. Je me  souviens de ce pauvre Giordano qui planta sa fourchette dans la joue d’un élève  qui l’avait excédé au point de lui faire perdre son contrôle. Cela s’était  passé à ma table... En d’autres circonstances, Mandrillon, moraliste, citait un  vers de Victor Hugo ou Le crapaud, l’âne,  et les enfants... de La Fontaine.
 Je  revois le professeur de chimie, Tonton Molécule, avec son crâne rasé et luisant  comme une boule de billard, et Cricri le professeur de dessin industriel, à  l’humeur imprévisible, tantôt intransigeant, tantôt poussant l’indulgence  jusqu’à la naïveté... Et cet autre professeur de dessin, qui avait fait les  Etats-Unis et qui nous disait combien les salaires des ingénieurs, là-bas,  étaient faramineux. Mais personne ne lui avait demandé pourquoi il était venu  échouer dans un bled perdu comme Alger, ou Cap Matifou. Il arrivait à l’ENPA  dans une voiture imposante, à l’américaine... Ou bien, était-ce un autre prof,  de petite taille qui émergeait chaque matin d’une voiture  surdimensionnée ?
 Et  Madame Haurie, la prof de physique, si douce, si gentille et élégante. On  murmurait que j’étais son « chouchou », simplement parce que  lorsqu’elle m’interrogeait il devait y avoir une certaine tendresse dans sa  voix. N’était-elle pas mère ?
 Et  le prof de maths, Tramu, dont le fils faisait partie de ma classe. Il fumait  énormément et toussait en cours, toujours bien costumé et avec quelque chose  d’Eddie Constantine. Hélas, il n’apparut pas une rentrée scolaire parce qu’il  décédait au cours de l’été. Tout comme un moniteur d’atelier qui s’électrocuta  au cours des travaux d’électricité de sa maison.
 Et  ce professeur d’histoire géographie qui, lui aussi et quelques années plus  tard, ne revint plus... et qui fut remplacé par un jeune enseignant du nom de  Angelleli, dont je m’empresserai d’acquérir son livre, Une guerre au couteau.
 Monsieur  Trainard, ah Monsieur Trainard, le professeur de français, avec son air  aristocrate et son fume cigarette. Il donnait l’impression d’un homme pas très  en santé, sortant souvent un mouchoir bien plié pour s’essuyer les lèvres. Je  l’admirais secrètement, pour son érudition... Longtemps après, je le  rencontrais par hasard à Paris, en 63 je crois, à la Place des Vosges, lorsque  l’Algérie Française avait cessé de l’être. Suprême honneur, il m’invita à  prendre un pot dans un salon de thé. Et là, je lui révélais pourquoi je fus  renvoyé de l’ENPA et le mettais au courant de ma vocation pour le cinéma. Je  lui parlais alors des différents genres et quand je mis le western sur le plateau de notre discussion, il s’offusqua. J’avais  osé lui dire que certains films avaient la teneur et la rigueur des tragédies  grecques, quand lui n’y voyait que des poursuites débridées de cow-boys échangeant  des coups de revolver aux balles inépuisables. Je venais de voir « L’homme  qui tua Liberty Valance », avec John Wayne, James Steward et l’ineffable  Lee Marwin, et me proposais d’illustrer mon propos. Il me prit au mot et nous  allâmes sur le champ voir ce film. Mon cœur battait la chamade... En fin de  projection, il n’en crut pas ses yeux et fut complètement conquis. Je lui  citais d’autres westerns à ne pas manquer qu’il nota soigneusement dans son  calepin. Et c’est ainsi que l’élève apprenait au professeur quelque chose qu’il  ignorait.
 Et  Madame Pauchet, qu’on surnommait Libellule, bien qu’elle n’en avait pas du tout  l’allure. C’est parce qu’en  marchant,  juchée sur ses talons aiguilles, elle se voulait  légère, comme si elle avait la faculté de s’envoler grâce à ses bras qu’elle  balançaient comme des ailes. Et Madame Salerno, à l’infirmerie, avec sa voix de  fumeuse invétérée... Et le coiffeur,   dont le salon était niché sous la structure de l’amphithéâtre. Et Néné,  le concierge, qui se mêlait aux élèves pour jouer au foot... Il tenait  un kiosque de sandwichs et de boissons, juste à l’entrée de l’internat. Il  fallait être nanti pour se payer  chaque  jour un coca-cola, un orangina, un sandwich ou une pâtisserie... On ne mangeait  pas vraiment à sa faim à l’ENPA. Qui se souvient du chahut « Nous avons faim... Nous avons faim... » ?  Tout le réfectoire s’était mis un jour à chantonner cette plainte en chœur.  Plusieurs centaines de voix, c’était impressionnant. Les maîtres d’internat  durent faire appel à Mandrillon qui nous délivra un speech de son cru : à  l’ENPA, la nourriture n’était pas abondante ni savoureuse, mais les études  qu’on y dispensait  compensaient cette  lacune. On augmenta la ration de pain, ou ce fut alors que les petits pains au  chocolat firent leur apparition, chaque matin à la récréation de 10 heures,  sans saveur et dans leur plus simple expression. Je me souviens m’être offusqué  d’avoir trouvé une mouche dans ma ration de Hachis Parmentier. Le chef de table  en haussa les épaules. Je le défiai d’échanger ma portion et de manger la  mouche. Nous pariâmes 500 francs d’alors. Sans hésiter une seconde il ouvrit la  bouche et avala d’un trait la cuillérée de purée avec la mouche. L’insecte me  coûta très cher.
 En  première année, il y eut L...... qui nous gratifiait de projections de  diapositives... Des bouches, jalouses de son aisance matérielle et de ses  belles manières, le surnommaient La  lèche... Bayle, très doué dans ses caricatures de professeurs, se rongeait  les ongles jusqu’au sang. Gobinot, avec sa tête de bébé mal léché et ses sauts  périlleux dont un pris en plein mouvement avec mon appareil photo... Et cette  frénésie de fumer dès la deuxième année parce que c’était permis et dans  laquelle je n’entrais pas. Cuomo, très bon en dessin, Nadal qui me jalousait  d’être très copain avec Pastor le corse, comme s’il le voulait à lui seul.  Pastor dont la nonchalance corse coulait dans ses veines... Nous avions pris le  même bateau,  le Ville d’Oran ou le Ville  d’Alger, lors d’une rentrée scolaire, dans la cale bien entendu... Il me montra  comment transformer une chaise longue en couche confortable et parfaitement  horizontale : en fixant une extrémité, avec sa ceinture, à la rampe, et en  plaçant l’autre extrémité sur sa valise à plat.
 Et  Caddéo, que l’on surnommait Nimbus, avec sa tête de prof lunetté. Auger, le  surdoué. Cuomo encore, et ses cheveux de geai, plaqués et bien coiffés.  Baptiste, et sa coupe en brosse, qui était mon voisin de pupitre.
 Pauvre  M...... Les copains lui avaient concocté un sale coup, avec la complicité de la  jolie cousine d’un élève. A deux ou trois, ils s’étaient mis à lui écrire des  lettres d’amour enflammées, photo à l’appui, comme si elles émanaient de la  jeune fille. Et on le voyait transfiguré de félicité. A 17ans, quoi de plus  naturel ? Il allait et venait, dans la cour du pensionnat, son béret de  curé sur la tête, à se nourrir de la prose que son inconnue lui envoyait et à  laquelle il répondait de ses plus belles expressions telle que, si je me  souviens bien, une phrase se terminant par votre  sourire éphémère... Les complices recevaient le courrier de M..... que leur  renvoyait la cousine, et ils s’isolaient pour en prendre connaissance et se  tordre de rire... C’était méchant... Il m’arrivait d’en rire moi aussi, mais j’avais  honte d’avoir ri. Un dimanche, ce pauvre gaillard se rendit au rendez-vous que  lui avait fixé sa dulcinée, sur les marches de   la Grande Poste d’Alger, me semble-t-il. Les farceurs, cachés en amont,  mataient l’amoureux transi attendant des heures et des heures, inutilement,  jusqu’à celle du retour en autocar pour l’internat. Voir un adolescent, le  lundi, la gorge nouée de chagrin et de honte, blessé dans son amour propre et  son honneur, était quelque chose de pitoyable. Avait-il compris qu’il avait été  victime d’une machination ? D’autres noms surgissent de ma mémoire :  Laurendeau, Noguera, Molina, Motta...
 Et  Petit, ah, Petit, si inventif, si malin, spécialiste en sobriquets ! Je  crois que c’est lui qui attribua le nom de Libellule à Madame Pauchet. Blond, les cheveux en épis, petits yeux bleus perçants,  rougeaud, l’on ne trouvait rien à redire de son tic d’enfant : le même  pouce toujours enfoncé dans la bouche, tandis que de son autre main il  triturait la même mèche de cheveux qui lui pointait au sommet du crâne. A tel  point que jamais doigt d’une main ne pourrait être aussi propre, aussi délavée  et trempée. Une nuit, au dortoir, lors d’une partie de « vidage de  lit » dont je fus l’une des victimes, j’eu le réflexe de rebondir du sol  pour essayer de repérer l’un des plaisantins avant qu’ils ne disparaissent dans  le noir... En contre-jour, et grâce au clair de lune perçant à travers une  fenêtre sans rideau, je reconnus la silhouette de Petit, en ombre chinoise.  Impossible de s’y méprendre, c’était lui, avec son pouce fourré dans la bouche  et l’autre main triturant sa mèche de cheveux. J’allais droit sur son lit et le  secouais vivement jusqu’à défaire son lit. Lui, jouant l’innocence et  l’étonnement, se plaignit d’avoir été injustement réveillé ! Il n’était  pas rare que des batailles à coups de polochon aient lieue. J’étais aussi le  coiffeur de quelques uns. Une paire ciseaux et un peigne... ce n’était pas  toujours réussi, mais ça économisait le prix d’une coupe avec lequel on pouvait  se payer une boisson et un sandwich, le lendemain.
 Et  les lits en portefeuille... Chaque soir, on faisait son lit car le matin, le  défaire, plier les draps et les couvertures au carré était une obligation. Nous  étions une bonne trentaine par aile de dortoir en forme de L... Le temps  d’aller aux toilettes ou à l’abreuvoir, cette rangée de lavabos à eau froide,  quatre mains expertes pliaient en moins d’une minute le drap du dessous,  replaçait la couverture du dessus de telle sorte qu’au retour, voulant se  glisser dans ses draps, on ne pouvait y entrer qu’à moitié... Et il fallait  tout défaire et refaire son lit. Les plus avisés ne préparaient leur couche  qu’au dernier moment... On se livrait à des expériences quelque peu  métaphysiques, par exemple accélérer le rythme de la respiration d’un ronfleur,  en frappant avec le plat d’une pantoufle sur le carrelage, de plus en plus  vite, afin d’influencer la respiration du ronfleur laquelle était censée  augmenter jusqu’à la suffocation... Et l’eau, goutte à goutte, qui tombait  d’une boite en fer percée, suspendue au dessus du visage d’un dormeur...  Souvent, nous nous racontions des histoires durant des heures, dans le noir, au  grand dam de ceux qui, épuisés de rires, voulaient s’endormir...
 Il  m’a rarement été donné de contempler un sourire aussi éclatant, d’observer  quelqu’un d’aussi bien dans sa peau et heureux de vivre que Sanchez. Cet élève  aurait volontiers parlé plus l’espagnol que le français. Mira... Mira... Vif comme l’éclair, léger comme un oiseau il nous  gratifiait de ses acrobaties, de ses redressements sur ses jambes, dos à terre.  Je ne peux m’en souvenir qu’avec son sourire permanent, jusqu’aux oreilles, ses  cheveux noirs en bataille. Il ne marchait pas, il courait, courait sans cesse,  avec sa blouse bleue qui battait au vent et le faisait ressembler à un aigle.  Un jour quelqu’un lui fit remarquer qu’il ressemblait à un arabe. Cela ne lui  plut pas. Il utilisait alors sa souplesse de félin pour décerner des tapes et  des coups de pied sans jamais rater sa cible, à qui l’appelait l’arabe. On cessa de l’appeler l’arabe mais on utilisa un dérivé pour  le taquiner sans enfreindre sa loi. On trouva un subterfuge, celui de chanter il était un petit narabe, il était un petit  narabe, sur l’air de Il était un petit navire... Erreur et échec total.  Il fusait, toutes jambes et tous bras déployés pour nous arroser de ses  taloches. Alors, on supprima les paroles et ne chanta que l’air du petit navire... Idem, cette diversion ne  fut pas efficace : Sanchez fonçait sur quiconque murmurait la rengaine  interdite. Ultime recours : Sanchez, Sanchez ! l’appelait-on de très  loin... Il se retournait... On agitait seulement l’index... mais qui battait la  mesure de il était un petit navire...  Et il accourait sur ses chapeaux de roue. Ses coups  ne faisaient jamais mal. Le visage épanoui, il respirait la joie de  vivre, l’aisance, la bonne humeur et la santé.
 Quant  à mon copain d’atelier, Hardy, lui  qui  se lamentait d’avoir réussi au concours d’entrée à l’ENPA, il s’ennuyait et  peinait à en mourir. Il n’y trouvait de répit qu’en chantant partout et quand  il pouvait : du Bécaud, de l’Aznavour, du Mariano surtout... Un 1er  octobre, il ne revint plus au pensionnat. Je ne devais le revoir que par  hasard, quelques années plus tard à Oran, cette ville dont il s’enorgueillissait  tant. Je le croisais sur la rue d’Arzew, durant ma période de service  militaire. Il m’embrassa, m’entoura affectueusement de ses bras, me montra son  Pressing, m’apprit qu’il s’était marié, qu’il avait un enfant et me donna, en  grand frère, un billet de 500 francs...   Un 2ème classe, dans l’armée française, ça ne gagnait tout  juste de quoi se payer une glace et un sachet de cacahuètes, ses jours de  sortie.
 Linarès  était mon voisin de lit... Nous étions alignés par ordre alphabétique dans les  dortoirs. En chemin, vers les ateliers, nous passions en rang par deux devant  le verger du pensionnat. Calvet et moi, nous nous esquivions, pénétrions dans  le bouquet d’arbres et remplissions nos poches de nèfles ou d’autres fruits de  saison.
 Qui  n’avait pas son sac Lafuma, le Lundi matin au retour du week-end, chargés de  provisions pour palier à la maigre pitance de toute la semaine.
 Et  ce maître d’internat avec son collier et ses yeux bleus, que j’avais surnommé Ulysse parce que je lui trouvais une  ressemblance avec Kirk Douglas dans le film Ulysse.
 Nous  connaissions ces longues journées d’été qui n’en finissaient plus, et ces  hivers humides et pluvieux, et ces rassemblements sous le préau, et ces  déplacements disciplinés, et ce cercle où l’on pouvait jouer au ping-foot,  s’asseoir, consulter une revue, ou jouer au billard, me semble-t-il... Il y  avait une salle de cinéma, un club de photo. Je ne me souviens plus s’il y  avait une bibliothèque. Oui, probablement. Mandrillon n’autorisait pas la barbe,  le collier, le bouc ou la moustache, si nous n’avions pas commencé l’année  avec.
 Il  y avait un élève de classe supérieure qui jouait de la clarinette, avant  l’heure du souper. Nous nous agglutinions dans une petite salle, attenante à la  Surveillance Générale, et qui servait de salle d’études d’appoint. Il interprétait  du Sydney Bechet et c’est ainsi que Petite  fleur s’insinua dans les cœurs de beaucoup. Le jeune musicien était blond,  la peau rose et avait les yeux humides... Sa musique nous laissait rêveurs et nostalgiques.  Il y avait des tristesses secrètes, quand une lettre de petite amie n’arrivait  pas, ou une rupture était signifiée...
 Une  fois par semaine, le directeur Général, Monsieur Malaterre invitait à sa table,  et à tour de rôle, une dizaine de nouveaux élèves. Parmi les convives se  trouvaient aussi les redoutés Mandrillon et Garcia. Ainsi que le directeur des  études, Pauchet, et celui de ateliers, Longhi. Durant une heure ou plus, nous  nous sentions anoblis. La table était bien servie, comme au repas de Noël, le  seul où nous étions nourris et traités princièrement.
 Quarante-huit  heures de cours, dix-huit heures d’études ! Je me demande, aujourd’hui, où  est-ce que nous trouvions le temps de tant de « passe-temps » ?  Mystère et magie de la jeunesse confinée dans un camp. Je crois que c’était  grâce aux grands espaces de l’internat. Oui, à l’ENPA, l’espace ne manquait  pas. Les dimanches et en période de petites vacances, le site exhalait un air  de vacances. Il se revêtait tout entier d’un esprit de convivialité. Réveil à 7  ou 8 heures, flanage au lit permis, on allait et venait à sa guise dans le  campus. Le ciel était plus bleu, la verdure plus verte, et les fleurs plus  jolies. Mandrillon et Garcia avaient mis de côté leur masque d’adjudant...  jusqu’au lundi matin.
 Je  ne sais qui était l’initiateur, en classe, de cette technique chirurgicale qui  consistait à introduire dans l’abdomen d’une mouche un fil porte drapeau, pour  ensuite la lâcher dans les airs. Et elles volaient, les braves bestioles.  Étions-nous, oui ou non dans une école de l’air ? Et cet élève de TM,  filiforme, ambidextre, qui, au centre du tableau, commençait à écrire de la  main gauche puis continuait de la main droite, sans avoir à se déplacer sur  l’estrade. Nous nous esclaffions. Il était bon, très bon en sport, au hand-ball  je crois. Moi, j’étais archi nul dans tous les sports, sauf (miracle) une  certaine prédisposition au saut à la perche vite gâchée par un manque  d’intérêt.
 Lorsqu’un  maître d’internat ou un professeur montrait trop de zèle dans ses fonctions,  nous accédions à son désir au delà de ses espérances en lui offrant le silence  qu’il réclamait : un chahut blanc.  Nous nous passions le mot pour  que la classe baignât dans un silence de mort : pas un seul bruit de livre  qui se ferme, de crayon qui se pose, de mouvement quelconque. Nous nous  appliquions à proscrire tout ce qui pouvait engendrer le moindre son. En fins  psychologues,  nous savions que cela  provoquerait une gêne insupportable sur le pion ou le prof. Ils levaient la  tête, perturbés, et s’étonnaient
 de voir une trentaine d’élèves sages  comme des images. Alors, ils se rendaient compte que la rumeur d’une salle de  classe était l’expression même de la vie.
 Et  cet élève qui, pris d’un hoquet persistant, demanda à aller boire à la fontaine  du préau. Une fois sorti, l’un de nous suggéra à notre professeur de français,  Trainard, un remède infaillible : le choc psychologique. Revenu en classe,  l’élève ne s’était pas débarrassé pour autant de son hoquet. Monsieur Trainard  improvisa une remontrance, en y mettant une bonne dose d’indignation. Et cela  fonctionna, le hoquet disparut sur le champ, nos rires éclatèrent, tout comme  celui du professeur  pourtant enclin à la  réserve.
 Je  revois également le garde champêtre vigile, avec son mouchard en bandoulière, sillonnant le campus à bord de son vélo.  Je crois que son fils s’intégrait quelquefois dans l’une ou l’autre des équipes  de foot de l’ENPA et que lui-même arbitrait les tournois.
 Il  y eut aussi l’ère des fusées. On en  confectionnait, d’abord avec un tube d’aspirine propulsé par moult soufre  extrait d’autant d’allumettes que nécessaires... Et puis nos ambitions  devinrent de plus en plus grandes, nos engins s’élevaient de plus en plus haut,  de plus en plus dangereusement jusqu’à ce que Mandrillon y mette fin...
 Dans  ma classe, je ne sais plus en quelle année, un élève avait confectionné des  essuie-glaces  manuels miniatures pour  l’un de nous qui, probablement, ne nettoyait pas ses lunettes de vue. Et ils  fonctionnaient !
 Je  me souviens fort bien du prof de français Laporte, sympathique et décontracté.  Je crois même qu’il prononçait les « oui » ui...
 Se  rendait-on seulement compte que le printemps et l’approche de l’été  remplissaient l’air et le ciel d’une saveur toute spéciale, avec ces espaces  verts parsemés de saules pleureurs et de parterres fleuris ? Au départ des  grandes vacances, chacun avait sa valise métallique, en bois ou en  carton ; les fins de semaine c’était pour la plupart un sac Lafuma. Le  mien était bleu.
 Et  la quille, cet objet de culte pour les élèves de classe terminale et qui  prenaient à leur compte ce symbole de libération chez les militaires. Tournées  dans les ateliers, elles étaient de tailles différentes, en aluminium, en  cuivre ou en laiton, polies comme l’argent ou l’or, portées au cou comme un  précieux talisman. Quant à nous, qui avions encore plusieurs années d’études à  honorer, nous nous contentions de célébrer l’approche des vacances en  inscrivant sur le tableau le nombre de jours qui nous en séparait. Chaque  matin, le nombre décroissait : 26 au jus, 25 au jus, 24 au jus. Et quant  venait le 1 au jus, c’était un débordement de joie.
 Je  dus être isolé à l’infirmerie pour une conjonctivite, plus d’une semaine.  Madame Salerno, avec ses cheveux gris, laqués comme une perruque, sa voix  rauque et ses roulements de « r », avait le teint tabac. Rien  d’étonnant, elle fumait comme un pompier et parlait crûment, histoire d’imposer  d’emblée son autorité.
             Voilà,  je pense avoir fini mon évocation, mon voyage dans le passé. Merci à Pierre  Arnac de m’avoir déniché sur le site de mon roman, L’homme qui voulait changer le monde. C’est ainsi que j’ai  découvert que mon professeur de physique, Madame Gabrielle Haurie, avait émigré  au Canada, à Montréal, elle et son mari le professeur de maths. J’ai contacté,  voici moins d’une semaine, son fils Philippe, et nous sommes allés la voir dans  une résidence de personnes âgées, un véritable palace. Ah, mes amis, quelle  émotion, de superposer sur son visage encore extraordinairement préservé par le  temps, celui que je connaissais d’elle dans l’amphithéâtre aux tableaux verts,  quand elle dispensait ses cours, en blouse blanche ou peut-être bleue. Vous la  verrez en photo et vous conviendrez avec moi qu’elle se ressemble encore, à 95  ans, contrairement à nous tous qui n’avons plus le même visage. Sa belle fille,  Ginette, m’a demandé d’écrire à ce sujet quelques lignes pour le journal  interne de la résidence « Place Kensington ». Je le ferai après avoir  rédigé cette confession d’un enfant de l’ENPA des années 56 à 60 et les y  ajouterai...Mes  amis, nous avons été les moissons des années d’or et de lumière de l’ENPA,  cette institution tirée au cordeau et somme toute exceptionnelle. Nous avons  été forgés, chacun différemment, durant cette période de notre existence et qui  a fait de nous ce que nous sommes... Bien que j’ai écrit, pour l’avoir éprouvé,  que « La seule seconde qui soit  éternelle est celle du moment présent et le seul lieu réel, celui où l’on se  trouve », je puis écrire grâce à Madame Haurie que certains souvenirs ont la vertu d’effacer le  temps qui nous en sépare.
                                                                                                                                Raphael Alfred LEVY  * * * |